Philippe Labro
Abaca

Disparu le 4 juin, l'écrivain-réalisateur et journaliste avait livré à Premiere Classics ses séances de cinéma les plus marquantes. De 2001 à Ida, de L'Armée des ombres à Once upon a time... in Hollywood, flashback.

Ecrivain, journaliste, parolier Philippe Labro - décédé le 4 juin 2025 à l'âge de 88 ans - était aussi un réalisateur occasionnel. Il y a quelques années, il avait publié "J'irais nager dans plus de rivières", un livre de souvenirs où le cinéma tenait, comme dans sa vie, une place de choix, des tournages avec Belmondo et Trintignant à l'apparition surprise de Fabrice Luchini sur un dance-floor d'Angoulême. En écho à ces mémoires fragmentaires, Philippe Labro avait raconté à Première Classics les dix séances de cinéma les plus marquantes de son existence.

Philippe Labro s'est éteint
Citizen Kane
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Citizen Kane (1941) d'Orson Welles avec Orson Welles, Joseph Cotten, Dorothy Comingore

« Quand j’étais gamin, à l’âge de 12 ans, mon père m’a dit : “Je vais te montrer un film qui va changer le cinéma.” Il m’a emmené dans une salle des Champs-Elysées voir Citizen Kane. Effectivement, ça a changé le septième art, et ça m’a changé moi aussi ! J’étais déjà très imprégné de cinéma. Pendant l’Occupation, j’avais vu des films avec Edwige Feuillère, Georges Marchal, Louis Jouvet… Puis, à la Libération, le cinéma américain a débarqué, en même temps que les GI’s, la littérature, le jazz… J’avais notamment été frappé par Sergent York, où Gary Cooper jouait un sniper. Mais quand mon père m’a montré Citizen Kane, c’est un peu comme quand il m’a donné à lire Les Misérables à 8 ans : un moment de culture très fort. Je n’ai bien sûr pas saisi toutes les innovations d’Orson Welles, les astuces esthétiques, les flashbacks, le génie du chef opérateur Gregg Toland… Mais à 12 ans, vous percevez quand même que vous êtes face à quelque chose de profondément différent. J’en suis sorti en me disant que je serai cinéaste. Et je ne suis pas le seul : ce film a été un accélérateur de vocation pour plein de gens. » 

Quai des orfèvres
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Quai des Orfèvres (1947) d'Henri-Georges Clouzot avec Louis Jouvet, Suzy Delair, Bernard Blier

« À peu près au même moment que Citizen Kane, à Paris, au Marignan, je suis bouleversé par Quai des Orfèvres. Mon premier Clouzot. La noirceur, le réalisme, la dureté du film m’impressionnent beaucoup. La puissance, la violence, l’intelligence. L’efficacité, surtout. Clouzot, c’est le récit pur, il n’y a pas un moment de faiblesse, il ne se fait jamais plaisir, il ne cède jamais à ce qui sera plus tard une maladie de la Nouvelle Vague : le bonheur de tourner. Le bonheur de faire un travelling pour faire un travelling. Clouzot, c’est le professionnalisme. Comme le Becker du Trou. Et à l’enfant de 12-13 ans que je suis, plus tout à fait un gamin, c’est un peu comme si ce film disait : “Bienvenue dans le monde des adultes.” Dans le monde de la faiblesse, de la tromperie et des mensonges. »

En quatrième vitesse
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En quatrième vitesse (1955) de Robert Aldrich avec Ralph Meeker, Albert Dekker, Paul Stewart

« J’ai 18 ans, je suis étudiant aux États-Unis, je tiens la rubrique cinéma du journal du campus. Pendant deux ans, je vais voir cinq films américains par semaine, dans la petite salle de la ville de Lexington, en Virginie. C’est un âge d’or, l’époque des grands Elia Kazan, John Ford, Nicholas Ray… Un jour, je suis frappé par un excellent polar de Robert Aldrich, Kiss Me Deadly En quatrième vitesse en français. Le film est en deuxième partie d’un double programme. J’ai oublié quel était le premier film ! Kiss Me Deadly, à l’époque, c’est juste une série B, un polar considéré comme mineur. Signé par quelqu’un qui n’est pas regardé comme un auteur, mais comme un ouvrier. Alors que c’est en réalité bien plus que ça : du grand cinéma américain. C’est distrayant, prenant. Il y a le rythme, des seconds rôles merveilleux, le mystère de cette boîte, et cette explosion à la fin… C’est très contemporain, car on est alors en pleine guerre froide, en plein danger nucléaire. Et puis… j’ai adoré Ralph Meeker. C’est un comédien qui a malheureusement souvent fait n’importe quoi mais là, il est insolent, désagréable et en même temps vulnérable… Plus cool, tu meurs. » 

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La Fureur de vivre (1955) de Nicholas Ray avec James Dean, Natalie Wood, Sal Mineo

« L’autre grand choc de mes années d’étudiant aux États-Unis. J’appartiens à cette génération qui a découvert ce jeune génie nommé James Dean. C’est d’autant plus stupéfiant qu’on a alors pratiquement son âge. On est conscient d’assister à la naissance d’une légende. Sa sensualité, son ambigüité sexuelle, son charme, son charisme, sa manière de parler… C’est un oiseau nouveau. Avec Marlon Brando et Montgomery Clift, il incarne une singularité qui est exploitée de façon très intelligente par de grands metteurs en scène. Bon… je n’ai jamais revu La Fureur de vivre. J’image qu’il doit y avoir des longueurs. Le souvenir que j’en garde, c’est ce personnage. Je me rappelle ce geste, quand il porte la bouteille de lait contre son front… Vous vous souvenez ? Ça, plus le blouson, ça fabrique un mythe. » 

A bout de souffle
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À bout de souffle (1960) de Jean-Luc Godard avec Jean-Paul Belmondo, Jean Seberg, Daniel Boulanger

« Je le découvre dans une salle de projection privée des Champs-Élysées. Ce n’est pas la première projection, le buzz a déjà commencé. Un bouche-à-oreille incroyable. Il n’y a pas de réseaux sociaux à l’époque, mais il y a les téléphones et les bistrots, les dîners et les copains. Ça se passe autour des Champs, du Mac-Mahon et de la rue des Acacias, tout ce coin-là… J’avais vu avant ça les premiers courts métrages de Godard, déjà avec Jean-Paul (Belmondo), déjà avec une touche de génie. On sort de la projection scotchés, exaltés. L’écriture cinématographique nouvelle, la performance de Jean-Paul… On comprend instantanément qu’une page vient de se tourner. C’est un cliché de dire ça, mais c’est vraiment un choc générationnel. La légende raconte qu’Henri Verneuil, sortant d’une des premières projections d’À bout de souffle, a couru dans sa salle de montage, où il travaillait à son nouveau film, en criant : “Arrêtez tout ! Il faut recommencer ! Il n’y a plus de raccords ! Godard a tout changé !” Il a vraiment foutu un coup à la génération précédente. » 

 

2001
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2001, l'Odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick avec Keir Dullea, Gary Lockwood, William Sylvester

« Je vois 2001, l’Odyssée de l’espace à New York, sur Broadway, à l’occasion d’un voyage aux États-Unis. Le film n’est à l’affiche que depuis 2 ou 3 jours. Ça me fracasse tellement que j’annule tous mes rendez-vous et que je reste à la deuxième séance. Je suis bouleversé par le génie de Stanley Kubrick, que j’ai eu la chance de croiser une dizaine d’années plus tôt… À la fin des années 50, je suis parti à Hollywood en reportage pour le mensuel Marie France, accompagné de la photographe Inge Morath qui, pour l’anecdote, deviendra la femme d’Arthur Miller, après Marilyn. Pendant un mois, je fais plein de rencontres, Jayne Mansfield, Rock Hudson, Charlton Heston, déjà cinglé sur les armes à feu… Puis je me retrouve sur le plateau de Spartacus. Je m’approche de Kubrick et je lui explique qu’en France, on ne peut pas voir Les Sentiers de la gloire, qui a été interdit. Les cinéphiles français sont obligés de se rendre à Bruxelles pour le découvrir. « Vous voulez le voir ?, me dit Kubrick. Je vous le projette ! » Il appelle un assistant et il organise sur le champ une projection du film, alors qu’il est à la tête de Spartacus, avec 2 000 figurants qui l’attendent sur une colline ! Une heure après, je me retrouve dans un immense hangar, avec quatre fauteuils et un écran géant. On me projette Les Sentiers de la gloire. Un moment unique. À la fin de la séance, je me retourne et je vois Kubrick, derrière moi, en train d’attendre… Il voulait savoir ce que j’en pensais. » 

L'Armée des ombres
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L'Armée des ombres (1969) de Jean-Pierre Melville avec Lino Ventura, Paul Meurisse, Jean-Pierre Cassel

« Un des chefs-d’œuvre de Jean-Pierre Melville, mon mentor de cinéma, que je ne connaissais pas encore à l’époque. Je vois le film aux Champs-Élysées. Je suis un enfant de la guerre, mes parents sont des Justes parmi les Nations, j’ai vécu tout ça, j’ai une fascination et une révérence pour le monde de la Résistance. L’Armée des ombres, c’est comme Le Cercle rouge : la maîtrise absolue du cinéma. Un récit construit, jamais un plan gratuit, un casting impeccable et surprenant, une musique sublime. Melville adapte Kessel en imprimant ses souvenirs à lui. C’est le sens de la phrase de Courteline en exergue : “Mauvais souvenirs ! Soyez pourtant les bienvenus, vous êtes ma jeunesse lointaine.” C’est bouleversant. Comme beaucoup de classiques, comme La Grande Illusion, comme La Règle du jeu, c’est un film qui va être mal reçu. Il sort en 1969, au lendemain de Mai 68, et plein de connards vont l’assassiner, parce que tout ce qui est en rapport avec le gaullisme est alors suspect. Ils ont tous fait amende honorable depuis. Serge Toubiana a fait son mea culpa, trente ans plus tard, en reconnaissant qu’ils avaient détesté par principe, parce qu’ils étaient tous maoïstes ! »

Le coup de l'escalier
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Le Coup de l'escalier (1959) de Robert Wise avec Robert Mitchum, Shirley MacLaine, Elisabeth Scott

« A minuit, Jean-Pierre Melville m’appelle. « Allo Max ? C’est Max. » On s’appelait Max, parce que pendant sa guerre, la Seconde, et pendant la mienne, l’Algérie, les soldats s’appelaient Max entre eux. « Allo, Max ? Je projette Le Coup de l’escalier. Vous venez ? » Je quitte donc mon foyer conjugal au beau milieu de la nuit – mauvais pour les mariages, ça !, et je prends ma voiture. J’habite avenue des Gobelins donc je suis chez Melville, rue Jenner, en moins de sept minutes. A cette époque, je suis devenu très ami avec lui, je suis son disciple. Il m’accueille en peignoir et en pantoufles, avec le Stetson et les RayBan ! Assis dans la salle de projo avec son projectionniste et homme à tout faire, le célèbre Léo Fortel. Il me montre le film de Robert Wise et me donne une leçon de cinéma, m’expliquant les cadrages, la construction, etc. Il adorait ce film. Je l’ai revu il n’y a pas longtemps et je dois dire qu’avec le recul, c’est pas si extraordinaire que ça, Le Coup de l’escalier ! Mais j’ai eu le privilège d’avoir une leçon de cinéma clé en main par l’un des grands maîtres du cinéma français. » 

Ida
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Ida (2013) de Paweł Pawlikowski avec Agata Kulesza, Agata Trzebuchowska, Dawid Ogrodnik

« Je cite un film plus récent car il n’y a pas que les classiques dans la vie ! J’ai vu Ida en 2014, un matin, dans un cinéma de la Rive gauche. J’adore les séances du matin, c’est merveilleux, on a toute la journée ensuite pour penser au film, en parler avec sa femme ou les copains. J’avais été attiré par une bonne critique. Et j’ai été très ému par ce film. Une vraie révélation. Il y avait une sensibilité, une intelligence, très différentes de ce qu’on voyait à l’époque au cinéma. C’est très bien construit et structuré, sur des thèmes majeurs. Le film suivant de Paweł Pawlikowski (Cold War) était moins bien, mais c’est une vraie signature. Un auteur à suivre. » 

once upon a time in hollywood
2019 Sony Pictures Entertainment Deutschland GmbH

Once Upon a Time... in Hollywood (2019) de Quentin Tarantino avec Leonardo DiCaprio, Brad Pitt, Margot Robbie

« J’aurais pu choisir Reservoir Dogs, Pulp Fiction, ou même Jackie Brown, mais je dois dire que j’ai été très impressionné par Once Upon a Time… in Hollywood. Je l’ai vu en projection de presse, rue Marbeuf, peu de temps avant sa sortie en salle. Tarantino a l’habileté diabolique de jouer avec des événements ayant réellement eu lieu tout en les transformant. Mais ça va plus loin que ça : c’est un hommage à une culture qui disparaît. C’est une réflexion sur le temps, sur la tragédie du temps qui passe. C’est un adieu nostalgique à une époque, aux sixties, à leurs couleurs, à leur musique, au plaisir de cruiser dans Los Angeles. C’est un film sur ce qui n’aura plus jamais lieu, sur le succès et l’échec, sur l’aigreur ou l’absence d’aigreur… Il y a des moments à hurler de rire, comme le dialogue entre DiCaprio et la petite fille, et d’autres qui font froid dans le dos, comme la visite de Brad Pitt au camp hippie. Pitt est génial, d’ailleurs, il a reçu l’Oscar du meilleur second rôle, mais il méritait celui du premier. C’est du grand cinéma. Complètement testamentaire, car ça pourrait très bien être un dernier film. On sent beaucoup de regret chez Tarantino. Il sait très bien que tout ça est fini. » 

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L'homme de médias, journaliste et écrivain, a aussi dirigé une demi-douzaine de films qui auront marqué le cinéma français des années 1970.