Julia Ducournau sur le tournage d'Alpha
Carole Bethuel

Après la Palme d'or pour Titane, la cinéaste française revient à Cannes avec un film sur une étrange maladie qui transforme les corps en marbre. Un body horror délicat aussi stupéfiant qu'émouvant.

Après avoir fait bouffer de la chair humaine à une étudiante vétérinaire et après avoir montré une tueuse en série s'accoupler à une bagnole, Julia Ducournau s'attaquerait avec Alpha à une métaphore du sida. C'était ce qu'on entendait sur les marches du Palais des festivals, mais en réalité, son troisième long-métrage est plus que ça, ou autre chose ; une oeuvre surtout moins provoc et moins frontale que ses deux premiers longs.

Le postulat de départ est simple et fulgurant : dans les années 80 ou 90, une maladie transforme progressivement les corps en statues de marbre. L'adolescente Alpha (Mélissa Boros, regard de feu) voit débarquer son oncle toxicomane Amin (Tahar Rahim, écorché vif, magistral), assez mal en point. Sa mère médecin (Golshifteh Farahani) tente de sauver les malades alors que la population préfère les oublier...

A partir de ces prémisses de série B, presque cronenbergiennes, Ducournau tire son film vers une profondeur et une émotion inattendues. Les corps marbrés qu'elle filme – blancs comme neige, ou noirs comme jais – deviennent des monuments vivants. Une scène démente montre ainsi Amin, allongé dans son lit, peau craquelée comme une terre assoiffée, tandis que sa nièce trace des constellations entre ses taches sanguines. "C'est plus joli comme ça", dit-elle, résumant le geste même de Ducournau : transfigurer l'horreur en beauté.

Alpha
Diaphana

A la sortie de la projection, on entendait les journalistes murmurer "Covid", "Sida". Pourtant, Alpha évite tous les pièges du cinéma à message. Au lieu d'un discours sur la stigmatisation, Ducournau offre une virée nocturne et hallucinée entre l'oncle et la nièce, baignée dans une lumière bleue électrique. Au lieu d'une leçon sur la tolérance, elle filme une scène de piscine d'une violence sourde, où la panique face à la contamination se transforme en brutalité pure.

Film concept alors ? Où les époques se mélangeraient, où les rêves rongeraient progressivement le réel et où les vivants se confondraient aux spectres... Alpha est d'abord une histoire d'amour – multiple, complexe, sans pathos. L'amour désespéré d'une sœur médecin pour son frère junkie. L'amour naissant d'une adolescente pour un oncle qu'elle apprend à connaître, à accepter. L'amour furtif d'un professeur (Finnegan Oldfield) pour son amant déjà statufié. La cinéaste filme d'ailleurs ces corps malades avec une tendresse inouie, jusque dans leur dégradation. Comme dans cette séquence où la mère d'Alpha prélève des particules du dos marbré de son frère, comme on caresserait une sculpture pour en sentir les aspérités. Ce geste d'amour désespéré condense toute l'ambivalence du film. Mais Alpha, c'est aussi (surtout ?) une histoire de fantômes. Ceux qui nous empoisonnent, ceux qui nous font grandir, ceux qu'on tait et qui réapparaissent...

En abandonnant les ficelles du choc, Ducournau creuse donc plus profond dans nos peurs collectives et touche des points d'émotion parfois hallucinants. Film sur la peur de perdre ceux qu'on aime, sur les corps qui nous trahissent, sur les silences coupables et les traumas qu'on se transmet (comme des maladies), son film résonne donc bien au-delà de son ancrage 80s et des maladies de l'époque. Après la férocité cannibale de Grave ou la folie mécanique, trouble et transgenre de Titane, ce film aussi pétrifié que vivant marque en tout cas l'avènement d'une cinéaste en maîtrise.